Moi, qui écris ces souvenirs du futur, suis passé par les portails d'une myriade d'incarnations et de morts. Mes vies sont une partie de toute l'histoire terrestre : j'ai laissé mes os dans des vallées du Pléistocène qui gisaient à plusieurs milles de profondeur sous les glaciers du Groenland; j'ai contemplé un plus large soleil sur les pics chavirants de Poséidonis la condamnée; j'ai connu les renaissances de naissances dans toutes les régions qui furent, qui sont ou qui seront un jour. Quatre fois, en des âges fort éloignés les uns des autres, j'ai vécu en la terre de Dooza Thom, laquelle est destinée à former la partie la plus nordique des royaumes habités de Zothique. C'est à propos de ces dernières vies que j'écris à présent, racontant des choses qui se sont déjà produites dans l'éternité, mais qui ne se sont pas encore produites dans le temps. Car je fus, et je serai, le prophète Ulon, et Voridees le capitaine des armées, et le roi Agranodh, et le sorcier Nolu; et par ces yeux j'ai contemplé, et je devrai contempler à nouveau, cette monstrueuse destinée qui rampe à perpétuité sur Dooza Thom à travers les siècles et les millénaires.
L'histoire du prophète Ulon
Pour moi, qui a vieilli dans la lointaine et légendaire Avandas, siège des rois de Dooza Thom - pour moi, que les rois ont honoré en raison de la gloire et de la prospérité que je leur ai prédites, vint enfin une obscure vision signifiant le mal. Lors d'une nuit où la lune était morte et où les étoiles étaient enveloppées de vapeurs aveuglantes, la vision apparut, et il me sembla que les murs de ma chambre s'écroulaient et que les solides demeures d'Avandas et les immenses plaines fertiles de Dooza Thom s'écartaient comme la chute d'un léger voile; et je contemplai, comme si je me trouvais tout près d'elle dans les airs, une région vide dans le nord où aucun homme n'était allé, étant donné que seules de vastes océans jamais explorés s'étendaient au-delà. Par un effort qui fut aussi atroce que s'il était né de quelque soleil mourant, je contemplai les plaines nues et les tertres dénués d'arbres de la région, laquelle portait le nom de Nooth-Kemmor. Et je songeai que ces puissantes masses de pierre, qui épousaient la forme de longues crêtes et de pics ondulants, s'étaient mystérieusement soulevées de la désolation qui s'étendait au-delà, le long de la plage qui bordait la mer lugubre. Innombrables étaient les masses, rangées en une ligne interminable, mais je ne parvins pas à les discerner avec précision, car la lumière changeait et scintillait dans mes yeux, comme si elle avait été reflétée par un miroir que l'on agitait, et était entrecoupée de périodes de cécité et d'ombre. Mais je vis que les masses remuaient constamment, rampant vers le sud comme des dragons privés d'ailes, d'une manière qui n'était pas normale pour les collines et les tertres de la terre; et ce fut alors qu'une sorte d'horreur s'empara de moi.
De plus en plus rapidement, ondulant comme d'immenses et sombres courants marins, les masses rampèrent à travers Nooth-Kemmor, et il me sembla m'élever au-dessus d'elles tandis qu'elles passaient. Les sables escarpés de la désolation, les tertres austères, s'élevaient sur leur passage, et Nooth-Kemmor était deux fois plus désolée derrière elles. Elles passèrent les frontières de Dooza Thom, où les terres fertiles isolées allaient s'unir au désert. Et toujours les formes vagues des montagnes ondulantes rampaient vers le sud, et je ne parvenais pas à les distinguer complètement en raison de la lumière qui ne cessait de s'agiter : mais sur elles reposaient un mystère inhumain et une étrange menace qui n'appartenait pas à ce monde.
N.d.T. : Cette histoire était inachevée au moment du décès de Clark Ashton Smith, en 1961.
English original: Formes Inflexibles (Shapes of Adamant)