Je ne sais plus en quel endroit la soirée avait débuté, ni en quelle compagnie, et ne me souviens pas davantage des vins, bières et autres distillats que j'avais mélangés en cours de route. En cette époque de ma jeunesse qui se brûlait à tous les alcools, j'étais capable de commencer n'importe où, de boire n'importe quoi et de terminer à n'importe quel endroit autre que le port d'embarcation.
C'est pourquoi c'est avec intérêt - mais sans grande surprise - que je me retrouvai parmi les convives d'un festin chez la Gorgone. Ne me demandez pas comment je suis arrivé là, je ne le sais pas très bien moi-même. D'ailleurs, même si je pouvais vous le dire, cela ne servirait pas à grand-chose, sauf si vous faites partie des rares humains élus pour ce genre d'aventures. Et si vous en êtes effectivement, mes explications seraient superflues.
Les liqueurs apportent l'oubli à certains. À d'autres, par contre, elles procurent l'affranchissement du temps et de l'espace, ainsi que la connaissance du Tao et de tout ce qui fut et de tout ce qui sera. Par « liqueurs » j'entends, bien sûr, la pure essence qui s'écoule de la Divine Bouteille. Mais, à certaines occasions, n'importe quelle bouteille peut être divine.
Pourquoi, à ce moment précis, après ce qui avait dû être une vaste tournée des bars à la mode, ai-je pénétré dans le palais mythologique de Méduse? Voilà qui ne saute pas aux yeux, mais qui, sans l'ombre d'un doute, est cependant déterminé par la mystérieuse et infaillible logique de l'alcool. La nuit était brumeuse, pour ne pas dire humide : le genre de nuit où l'on risque le plus d'aboutir dans des endroits invraisemblables. Ce n'était pas la première fois que je m'égarais quelque peu par rapport au continuum d'Einstein.
Comme j'avais lu Bullfinch et d'autres mythologues, je n'éprouvai aucune difficulté à comprendre où je me trouvais. Au moment où j'allais entrer dans la grande salle de style grec antique, je fus arrêté par une jeune esclave vêtue seulement de trois guirlandes de roses, arrangées de façon à révéler ses charmes et à les mettre en valeur. Elle me présenta un miroir d'argent bien poli, dont le cadre et la poignée étaient gravés à l'effigie de serpents entrelacés. Elle me remit également une large coupe d'argile non vernissé. Puis, à voix basse et avec le plus pur accent grec des tragédies pré-euripidiennes, elle m'expliqua à quoi servait le miroir. Quant à la coupe, me dit-elle, je pouvais aller la remplir aussi souvent que je le souhaitais - et que j'y parvenais - à la fontaine de vin blanc qui se trouvait près de l'entrée : un fin jet s'échappait de la bouche ouverte d'une ondine de marbre et tombait avec mille bulles dans la vasque d'où semblait jaillir la statue.
Ainsi prévenu, je gardai les yeux sur mon miroir, lequel reflétait avec une clarté admirable la salle qui s'ouvrait devant moi. Je remarquai que tous les autres convives - ceux, du moins, qui possédaient des mains - avaient également été pourvus de miroirs dans lesquels ils pouvaient sans danger regarder leur hôtesse chaque fois que la politesse l'exigeait.
Méduse trônait au centre de la salle, dans un fauteuil à hauts accoudoirs, et versait des pleurs ininterrompus qui ne réduisaient cependant pas l'éclat terrible de ses yeux. Sa coiffure de serpents enroulés n'arrêtait pas de se tordre et de se soulever. Sur chacun de ses accoudoirs était perché un oiseau à tête et à seins de femme, en lequel je reconnus une harpie. Dans d'autres fauteuils siégeaient les deux soeurs de Méduse, immobiles et les paupières baissées.
Toutes trois vidaient constamment des coupes que les esclaves leur servaient en détournant la tête. Mais elles ne présentaient aucun signe d'ivresse.
L'endroit était encombré de statues : hommes, femmes, chiens, chèvres, animaux divers, y compris des oiseaux. Ainsi que me l'expliqua en chuchotant la première esclave que j'avais rencontrée, il s'agissait des malheureux imprudents qui avaient été pétrifiés par le regard de la Gorgone. À voix plus basse encore, elle ajouta que l'on attendait d'un moment à l'autre la visite fatale de Persée, qui devait venir décapiter Méduse.
J'avais grand besoin de boire quelque chose et m'approchai de la vasque à vin. Des canards et des cygnes se pressaient autour, chancelants et le plumage barbouillé de vin, et y plongeaient le bec dans le liquide pour renverser ensuite la tête en arrière avec une jouissance manifeste. Lorsque je m'avançai parmi eux, ils poussèrent des sifflements furieux. Je glissai sur leurs fientes humides et plongeai précipitamment dans la vasque, parvenant de justesse à garder mon équilibre en même temps que ma coupe et mon miroir. Le bassin n'était guère profond. Au milieu du bruyant caquetage des volatiles effarouchés, ainsi que du léger fou rire des sirènes aux nattes blondes et des rousses Néréides qui étaient assises de l'autre côté de la vasque et y faisaient naître de leurs queues de morues de lumineuses vaguelettes, je fis quelques pas dans le bassin et, pataugeant jusqu'aux chevilles, j'atteignis l'ondine de marbre et levai ma coupe vers le jet doré qui s'échappait de sa bouche rieuse. Ma coupe se remplit aussitôt et déborda, inondant le devant de ma chemise. Je la vidai d'un trait. Le vin était fort et bon, quoique très résiné comme de nombreux alcools antiques.
Avant que j'eusse le temps de remplir de nouveau ma coupe, il me sembla qu'un éclair accompagné d'une violente bourrasque entrait par la porte grande ouverte et traversait horizontalement la salle. Mon visage fut fouetté comme par le passage d'un dieu. Oubliant le danger, je levai les yeux vers Méduse : l'éclair s'était immobilisé au-dessus d'elle et reculait comme une arme prête à frapper.
Ma mythologie me revint à la mémoire. Cette lame était effectivement l'épée de Persée, et celui-ci avait revêtu les chaussures ailées d'Hermès, et c'était le casque prêté par Hadès qui le rendait invisible. (Pourquoi l'épée seule restait-elle visible, nul mythographe n'a pu l'expliquer.) L'épée tomba. La tête de Méduse se détacha de son corps toujours assis et, dans de grands jaillissements de sang, roula sur le sol et vint plonger dans la vasque où je me tenais toujours, pétrifié. Pendant quelques instants régna un désordre indescriptible. Les canards et les oies s'éparpillèrent en cancanant à tue-tête, les sirènes et les Néréides prirent la fuite en poussant des cris perçants et en laissant échapper leurs miroirs dans la débandade. Après s'être enfoncée dans le bassin avec un énorme soulèvement d'éclaboussures, la tête remonta à la surface. Je captai le coup d'œil en coulisse d'un de ses yeux - le gauche -, plein d'une douleur atroce, au moment où elle roulait sur elle-même avant d'être tirée de la fontaine par ses cheveux de serpents, sous l'effet de la poigne invisible du demi-dieu qui la pourchassait. Puis, l'épée lança un ultime éclair et, l'instant d'après, Persée et sa victime avaient disparu par la porte qu'avaient empruntée les nymphes en fuite.
Je sortis de la fontaine rougie, trop abasourdi pour me demander par quel miracle j'étais encore capable de me mouvoir alors que j'avais vu le regard de la Gorgone. Les esclaves avaient disparu. Le tronc de Méduse s'était affaissé vers l'avant, tandis que les deux harpies étaient toujours perchées sur les accoudoirs de son siège.
À côté de Méduse se tenait à présent un splendide cheval ailé, dont la robe blanche était souillée des sabots jusqu'à la crinière par le sang qui continuait à gicler du cou du monstre abattu. Je sus que ce devait être Pégase, né selon la légende de la décapitation de Méduse.
Pégase caracola vers moi d'un pas léger et, hennissant en un grec irréprochable.
« Allons-nous-en », me dit-il. « Les décrets des dieux ont été accomplis. Je vois que tu es étranger, que tu viens d'un autre temps et d'un autre lieu. Je t'emmènerai où tu voudras aller, ou du moins aussi près que possible. »
Pégase s'agenouilla et je l'enfourchai - à cru, puisqu'il était venu au monde sans bride ni selle.
« Cramponne-toi bien à ma crinière », dit-il. « Je ne te désarçonnerai pas, quelles que soient la vitesse ou l'altitude auxquelles nous voyagerons. »
Il sortit par la porte, au petit trot. Puis, se tournant vers l'orient où l'aube commençait à poindre, il ouvrit ses ailes scintillantes et prit son envol vers les cirrus rosissants. Quelques instants plus tard, je me retournai. Très loin derrière nous s'étendait un océan, dont les tourbillons furieux n'apparaissaient pas plus impressionnants, à cette distance, que de simples rides à la surface de l'eau. Les pays du levant s'étalaient devant nous, superbes.
« Où allons-nous? », me demanda Pégase au milieu du battement rythmé de ses ailes. « Quelle époque, quelle région? »
« Je viens d'un pays nommé Amérique, et du 20ème siècle après Jésus-Christ », répondis-je en élevant la voix pour qu'il m'entende malgré le vacarme.
Pégase fit un écart et faillit stopper en plein vol. « Mon intuition prophétique m'interdit de te conduire là-bas. Je ne peux pas me rendre dans le siècle dont tu parles, ni, en particulier, dans ton pays. Les poètes qui y naissent sont forcés de se passer de moi. C'est à la force du poignet qu'ils doivent se hisser jusqu'à l'inspiration, car le destrier des Muses leur est refusé. Si d'aventure j'osais atterrir là-bas, je serais immédiatement envoyé à la fourrière, on me couperait les ailes et je finirais en bifteck de cheval. »
« Tu sous-estimes leur sens du commerce », dis-je. « Ils t'exhiberaient dans les foires en faisant payer très cher les billets d'entrée. Tu es une célébrité, à ta façon. Ton nom et ton image figurent en bonne place dans les publicités de carburants. En somme, tu es surtout un symbole de rapidité.
Mais, après tout, je ne tiens pas particulièrement à retourner d'où je viens. Voilà des années, des décennies même, que je cherche à m'en échapper par la boisson. À quoi bon retrouver tout cela, si c'est pour achever mon existence entre les griffes des médecins, des hôpitaux et des entrepreneurs de pompes funèbres, qui me prendront jusqu'à mon dernier sou? »
« Tu parles comme un sage. Peux-tu dès lors m'indiquer un lieu et une époque qui te conviendraient mieux? »
Je réfléchis un moment et passai en revue tout ce qui me restait comme notions d'histoire et de géographie.
« Eh bien », déclarai-je finalement, « pourquoi pas une île des mers du Sud, avant les explorations du capitaine Cook et l'arrivée des missionnaires! »
Pégase commença à accélérer l'allure. Le jour et la nuit se mirent à alterner à toute vitesse, le soleil, puis la lune et les étoiles passaient en un clin d'œil au-dessus de nos têtes, et les paysages d'en dessous de nous se succédaient tellement vite que je n'y voyais plus rien : plus moyen de faire la différence entre les déserts et les régions fertiles, entre les terres et les mers. Sans doute avons-nous parcouru le tour du monde un nombre incalculable de fois, et assisté à la naissance et à la mort de plusieurs millénaires.
Puis, le cheval ailé se mit à décélérer progressivement. Bientôt, un ciel sans nuages et un soleil brûlant se stabilisèrent au-dessus de nous, tandis qu'une mer subtropicale roulait calmement d'un horizon à l'autre, pleine de senteurs et parsemée de petites îles vertes.
Pégase effectua un atterrissage en douceur sur l'île la plus proche et je mis pied à terre, quelque peu étourdi.
« Bonne chance », hennit-il.
Puis, ouvrant de nouveau les ailes, il reprit son essor en direction du soleil et disparut avec la soudaineté d'une machine à remonter le temps.
Un peu stupéfait de la façon sommaire dont il avait pris congé, je regardai autour de moi. À première vue, j'avais été déposé dans une île déserte, sur un récif de corail couvert d'herbe vierge et planté d'arbres à pain et de pandanus.
Tout à coup, les feuillages frémirent et plusieurs indigènes s'approchèrent en rampant. Ils portaient des tatouages fort élaborés et étaient armés de lances en bois garnies de dents de requin. À en juger d'après leurs gestes de frayeur et de stupéfaction, ils n'avaient sans doute jamais vu d'homme blanc, ni de cheval d'aucune couleur, ailé ou non. Laissant tomber leurs lances, ils s'approchèrent de moi et pointèrent vers les cieux où Pégase s'était envolé des index interrogateurs et légèrement tremblants.
« Ne faites pas attention à cela », leur dis-je de ma voix la plus suave et la plus rassurante. Me souvenant de ma lointaine instruction religieuse, j'esquissai un geste de bénédiction.
Les sauvages me sourirent timidement, découvrant des rangées de dents limées qui n'avaient pas grand-chose à envier aux incisives et aux molaires de requins qui ornaient le bout de leurs lances. Manifestement, leur peur diminuait et ils me souhaitaient la bienvenue dans leur île. Ils m'examinaient avec dans les yeux une tendresse insondable qui me fit penser aux regards des petits enfants innocents lorsqu'ils attendent qu'on leur donne à manger.
Je griffonne tout ceci sur un petit carnet retrouvé au fond d'une de mes poches. Trois semaines se sont écoulées depuis le jour où Pégase m'a laissé parmi les cannibales. Ceux-ci me traitent bien, ils m'engraissent avec tout ce que l'île offre comme richesses : taro, cochon rôti, fruits à pain, noix de coco, goyaves et de nombreux légumes inconnus mais délicieux. Je me sens comme une dinde de Noël.
Comment je sais qu'il s'agit de cannibales? Parce qu'il y a des monceaux d'ossements humains, de cheveux et de débris de peaux, entassés ou simplement éparpillés, exactement comme les ossements d'animaux aux alentours des abattoirs. Apparemment, ils ne changent de lieu de festivités que lorsque les os qui jonchent le sol commencent à être trop abondants. Ainsi, on voit traîner de-ci de-là des os d'hommes, de femmes, d'enfants, mêlés à des restes d'oiseaux, de porcs et de petits quadrupèdes. Cela fait extrêmement désordonné, même pour des anthropophages.
L'île est de dimensions réduites : elle ne doit pas mesurer plus de deux kilomètres de large sur quatre de long. Je n'ai pu apprendre son nom, et je ne sais pas exactement à quel archipel de vaste étendue elle appartient. Par contre, j'ai déjà appris quelques mots de la langue mélodieuse, riche en voyelles, qu'ils parlent par ici - essentiellement des noms d'aliments.
Ils m'ont installé dans une hutte assez propre, que j'occupe à moi tout seul. Aucune des femmes - qui par ailleurs sont relativement accortes et plutôt amicales - ne s'est offerte pour la partager avec moi. Y aurait-il à cela des raisons d'ordre thérapeutique? Peut-être craignent-ils de me voir perdre du poids si j'exerçais une certaine activité amoureuse. Au demeurant, j'en suis fort aise. Les femmes sont toutes cannibales, même celles qui ne vous dévorent pas la chair au sens littéral du terme : elles engloutissent votre temps, votre argent et votre attention et ne vous donnent en retour que perfidie. Il y a longtemps que j'ai appris à les éviter, et que j'ai tout donné à la boisson. L'alcool, lui, m'est toujours resté fidèle. Il n'exige ni éloquence, ni flatteries, ni cajoleries. Et, à moi du moins, il ne m'a jamais fait de fausses promesses.
Comme j'aimerais que Pégase revienne me prendre! Car, en vérité, j'ai véritablement été idiot de choisir une île des mers du Sud. Je ne possède pas d'armes. Je ne nage pas très bien. Si je chipais un de leurs canoës à balancier, les indigènes auraient tôt fait de me rattraper - même à l'époque du collège, je n'ai jamais été qu'un piètre rameur. Donc, à moins d'un miracle, je suis condamné à garnir le gésier de ces sauvages.
Depuis quelques jours, je reçois autant de vin de palme que je parviens à en ingurgiter. Peut-être se disent-ils que cela améliorera le goût. Bien souvent, j'en bois un maximum et puis je me couche sur le dos et je regarde le ciel, d'un bleu éblouissant, où ne volent que des perroquets et des oiseaux de mer. Je n'arrive pas à m'enivrer assez pour m'imaginer que l'un d'entre eux est le cheval ailé. Et je les injurie en cinq langues, en anglais, en grec, en français, en espagnol et en latin; je les maudis parce qu'ils ne veulent pas se laisser prendre pour Pégase. Peut-être que si j'avais des masses de scotch ou de bourbon de première qualité, je pourrais quitter cette époque pour retrouver quelque chose de totalement différent... comme lorsque je suis passé de la New York des temps modernes à l'antique palais de Méduse.
* * *
Nouveau paragraphe : voici un nouveau chapitre de mon récit, que je ne m'attendais certes pas à relater. J'ignore le jour, le mois, l'année, le siècle. Toujours est-il que, d'après ces malheureux indigènes - comme d'après mon petit calendrier personnel -, ce devait être aujourd'hui jour de pot-au-feu. Ce matin, donc, vers le milieu de la matinée, ils apportèrent le pot en question : un énorme chaudron de bronze bosselé et noirci, sur les flancs duquel étaient gravées des inscriptions chinoises. Sans doute provenait-il de quelque jonque égarée ou naufragée. Je répugne à imaginer le sort qu'aura subi son équipage, ou celui des matelots, du moins, qui auront survécu et échoué sur ces rivages. L'ironique perspective d'être cuits dans leur propre casserole n'aura pas dû les faire rire aux éclats.
Mais retournons à mon histoire. Les indigènes avaient sorti d'assez grossiers récipients de terre contenant une quantité considérable de vin de palme et nous nous appliquions, eux et moi, à nous enivrer aussi vite que possible. Je tenais à prendre ma part des réjouissances funèbres, même s'il était écrit que je devrais y faire office de plat de résistance.
Bientôt, il y eut une certaine agitation, avec force baragouin et gesticulations. Le chef, une grande brute de forte carrure, distribuait ses ordres. Quelques hommes se dispersèrent dans les bois et revinrent, qui avec des pots remplis d'eau, qui avec des herbes séchées et des fagots de bois bien sec qu'ils se mirent à empiler autour de sa base. Puis, ils allumèrent le feu au moyen d'un silex et d'un vieux morceau de métal qui semblait être le bout cassé d'un sabre chinois - autre vestige, sans doute, de la jonque qui avait fourni la casserole.
Je souhaitai intérieurement que cette lame n'eût cassé qu'après avoir abattu une bonne série de cannibales.
Afin de me remonter le moral - effort futile, s'il en est! - j'entonnai la Marseillaise, puis Lulu, puis toutes sortes d'autres chansons aussi obscènes. L'eau bouillait, à présent, et les cuisiniers se tournèrent vers moi. M'empoignant, ils me dépouillèrent de mes vêtements qui étaient en loques, et me ligotèrent fort adroitement avec une fibre végétale très résistante, les genoux ramenés sur la poitrine et les bras pliés de chaque côté du corps. Après quoi, au son de ce qui était, à n'en pas douter, un chant cannibale, ils me soulevèrent et me plongèrent dans le chaudron. Je provoquai en y entrant un grand éclaboussement et me stabilisai en position assise, plus ou moins verticale.
J'avais espéré qu'ils me donneraient au moins un coup sur la tête avant, au lieu de m'ébouillanter vif comme un homard!
Ma frayeur et mon trouble étaient tels qu'il me fallut un bon moment avant de réaliser que l'eau que j'avais vue bouillir un instant plus tôt ne me paraissait pas plus chaude, à présent, que mon habituel bain matinal. À vrai dire, c'était une température plutôt agréable. Et, à voir la violence avec laquelle l'eau bouillonnait sous mon menton, il n'y avait guère de risques qu'elle s'échauffe davantage.
Cette anomalie me stupéfia. En toute justice, j'aurais dû être en train de souffrir le martyre. Brusquement, en un éclair, je me rappelai le regard oblique que m'avait adressé l'œil gauche de la Gorgone, et son apparente absence d'effet. Ce regard ne m'avait pas transformé en statue, mais il semblait avoir conféré à mon épiderme une étonnante ténacité, puisqu'il n'était absolument plus sensible aux atteintes de la chaleur. Et peut-être était-il également immunisé contre d'autres phénomènes. Peut-être était-il indispensable d'affronter le regard des deux yeux de Méduse afin que s'ensuive la fameuse pétrification.
Ce sont des mystères. Mais, en tout état de cause, tout se passait comme si j'avais été gratifié d'une peau d'amiante souple. Et, chose plus étrange encore, je n'avais rien perdu de ma sensibilité tactile.
À travers les vapeurs qui tournoyaient autour de moi, je vis revenir mes cuistots, les bras chargés de corbeilles de légumes. Ils étaient de plus en plus ivres - et le chef était le plus saoul de tous. Titubant et faisant des moulinets avec sa lance de guerre, il regarda les autres renverser le contenu de leurs corbeilles dans le chaudron. Et c'est alors qu'ils se rendirent compte que les choses ne se déroulaient pas selon le processus culinaire normal. Me voyant sourire au milieu du bouillon fumant, ils écarquillèrent les yeux en poussant des cris de stupeur. L'un des cuisiniers me passa un couteau de pierre sur la gorge - et le couteau se brisa par le milieu. Alors, le chef s'avança en vociférant sauvagement, et leva sa lance à dents de requin.
Je me recroquevillai sous l'eau et de côté. L'arme s'abattit dans un jet d'eau - et me manqua. Des hurlements m'avertirent que l'un ou l'autre cuisinier avait dû être éclaboussé d'eau bouillante. Le chef eut un sort moins doux encore : déséquilibré par le coup qu'il venait de porter, il tomba contre le chaudron qui se mit à vaciller, répandant par la même occasion une part de son contenu. Appuyant de tout mon poids à plusieurs reprises contre le côté du chaudron, je réussis à le renverser et roulai sur le sol au milieu d'un torrent d'eau, de fumée et de légumes.
Le chef, qui était sûrement brûlé au troisième degré, glapissait à pleine voix tout en faisant des efforts désespérés pour se dégager des braises et des tisons parmi lesquels il s'était effondré. Au bout de plusieurs tentatives vaines, il se releva enfin et déguerpit en claudiquant. Quant aux cuistots et aux fêtards en perspective, ils avaient déjà décampé. J'avais le champ libre.
En regardant autour de moi, je repérai le morceau de sabre qui avait servi à allumer le bûcher et me traînai dans sa direction. Maladroitement, je parvins à frotter contre son tranchant le lien qui me retenait les poignets. La lame était encore relativement aiguisée et je ne tardai pas à avoir les mains libres. Il ne me fut pas difficile, ensuite, de détacher mes jambes.
La provision de vin avait bien diminué, mais il en restait toutefois encore quelques cruches. J'en rassemblai deux ou trois et mis sur les braises encore rouges quelques-uns des légumes qui s'étaient renversés, pour les faire griller. Après quoi, je m'installai confortablement et attendis en riant le retour des cannibales.
J'achevais une succulente racine de taro, cuite à point, et l'arrosais avec le contenu de ma deuxième cruche de vin lorsque les premiers d'entre eux sortirent des fourrés et vinrent se prosterner devant moi. Je compris par la suite qu'ils redoutaient mon courroux et se désolaient de n'avoir pas reconnu en moi un dieu.
Ils m'ont rebaptisé dans leur langue. Celui qui ne cuit pas.
Si seulement Pégase pouvait revenir!
(Traduction de Dominique Mols.)
English original: Le Festin de la Gorgone (Symposium of the Gorgon)