Une offrande à la lune (An Offering to the Moon)

Translation of Clark Ashton Smith by Patrick Rodrigue

« D'après moi », déclara Morley, « les temples à ciel ouvert de Mu n'étaient pas tous consacrés au culte du soleil. Bon nombre d'entre eux étaient voués à la lune. Et je suis convaincu que celui que nous venons de découvrir confirme ce que j'avance. Ces hiéroglyphes sont, à n'en pas douter, des symboles lunaires. »

Thorway, son compagnon archéologue, considéra Morley avec une surprise qui n'était pas due uniquement à la hardiesse et à l'autorité de cette affirmation. Une fois de plus, il fut frappé par l'expression et le ton extrêmement singuliers de Morley. Les traits olivâtres, imberbes et rêveurs de ce dernier, qui semblaient hérités de quelque type aryen authentique, étaient transfigurés par un air d'absorption extatique. Thorway lui-même était parfois capable de s'enthousiasmer lorsque l'occasion le justifiait. Mais cette ardeur quasi religieuse dépassait sa compréhension. Il se demanda - et ce n'était pas la première fois - si la mentalité de son compagnon n'était pas un tantinet... excentrique.

En tout état de cause, il marmonna une réponse qui, sans l'engager, était raisonnablement déférente. Après tout, Morley finançait non seulement l'expédition, mais il payait aussi à Thorway un traitement fort libéral depuis plus de deux ans. Thorway pouvait donc se permettre d'être respectueux, même s'il se sentait un peu las des vues étranges et si peu scientifiques de son employeur, ainsi que de l'interminable série de séjours qu'ils avaient effectués sur les îles mélanésiennes. Des monstrueuses et archaïques images de pierre de l'Île de Pâques aux colonnes en forme de pyramide tronquée des Ladrones, ils avaient visité tous les vestiges possibles et imaginables qui étaient censés prouver l'existence antérieure d'un grand continent au milieu du Pacifique. À présent, sur l'une des petites Marquises, inexplorée jusqu'à ce jour, ils venaient de découvrir les murs massifs d'un vaste édifice semblable à un temple. Comme d'habitude, le site avait été particulièrement difficile à localiser, car de tels endroits étaient universellement craints et évités par les indigènes, qui les croyaient hantés par les morts immémoriaux et ne pouvaient pas être engagés pour y conduire les visiteurs ou même en indiquer le chemin. Ce fut Morley qui avait découvert l'endroit, comme mû par un instinct subconscient.

À vrai dire, ils avaient fait une découverte significative, et même Thorway avait été forcé de l'admettre. À l'exception de quelques-unes des pierres colossales du sommet, qui étaient tombées ou s'étaient fendues, les murs étaient demeurés quasiment intacts. Le site était entouré d'un inextricable fouillis de palmiers, de jaquiers et de divers arbrisseaux tropicaux; mais, chose curieuse, aucun d'entre eux n'avait pris racine à l'intérieur des murs. Des portions de dallage subsistaient, parmi des tas séculaires de pierrailles. Le centre était occupé par un énorme bloc de pierre quadrangulaire qui s'élevait à un mètre du sol et pouvait fort bien avoir servi d'autel. Des symboles grossièrement gravés y représentaient la lune dans toutes ses phases et le dessus du bloc était curieusement creusé d'une rigole qui partait au milieu et allait en s'approfondissant vers l'un des côtés. À l'instar de toutes les autres constructions du même type, il était clair que le temple n'avait jamais supporté de toit.

« Oui, les symboles sont indubitablement lunaires », reconnut Thorway.

« En outre », poursuivit Morley, « je crois que l'on procédait dans ces temples à des rites de sacrifices humains. Les oblations de sang n'étaient pas seulement offerts au soleil, mais aussi à la lune. »

« L'hypothèse est plausible, bien entendu », répliqua Thorway. « Les sacrifices humains étaient relativement répandus à un certain stade de l'évolution. Ils pourraient fort bien avoir été pratiqués par la peuplade qui a construit cet édifice. »

Morley ne perçut pas la sécheresse et la raideur avec laquelle son confrère avait parlé. Il était préoccupé par des sentiments et ses pensées, certaines desquelles pouvaient difficilement s'avérer le résultat naturel de ses recherches. Déjà, en visitant bon nombre d'autres ruines anciennes, il s'était senti en proie à une agitation nerveuse composée d'une crainte et d'une terreur profondes, d'une fascination et d'espoir indéfinissables. Ici, entre ces murs puissants, l'impression se fit plus forte qu'en aucun autre lieu; et il atteignit une acuité véritablement affolante et apparentée à la clairvoyance dérangée qui marquait le début des illusions du délire.

L'idée que le temple était un site de culte lunaire s'était emparée de lui avec une autorité qui ressemblait davantage à un souvenir pur et simple qu'à une déduction logique. Par ailleurs, il était troublé par des impressions sensorielles qui frôlaient l'hallucination. Quoiqu'il fît une chaleur tropicale, il avait conscience d'une étrange fraîcheur qui émanait des murs - une fraîcheur comme celle de cycles écoulés; et il lui semblait que les ombres étroites que dessinait le soleil de midi étaient peuplées de visages invisibles. À plus d'une reprise, il dut se frotter les yeux, car des pellicules fantomatiques de couleur, telles des éclairs de tissus jaunes et violets, apparaissaient et disparaissaient en la plus infinitésimale fraction de seconde. Bien que l'air fût d'un calme absolu, il croyait sentir autour de lui un mouvement perpétuel, le frôlement de foules intangibles. Selon toute vraisemblance, plusieurs milliers d'années s'étaient écoulées depuis que des pieds humains avaient foulé ce dallage; mais Morley ressentait à en hurler la proximité de ces âges morts depuis longtemps. En un bref éclair, il lui apparut que sa vie entière, tout autant que ses voyages et ses explorations dans les mers du Sud, n'avaient été qu'une façon détournée de retrouver un état d'existence antérieur; et que le moment de retourner à cet état était à présent imminent. Néanmoins, tout cela ne laissait pas de le troubler infiniment : il lui semblait avoir souffert l'intrusion d'une entité étrangère.

Il s'entendit parler à Thorway et les mots furent peu familiers et lointains, comme s'ils avaient été prononcés par les lèvres de quelqu'un d'autre.

« Ils étaient d'une race gaie et primesautière, ces gens de Mu », disait-il; « mais pas exclusivement joyeux, ni entièrement primesautiers. Il y avait un côté sombre... une sombre vénération - le culte de la mort et de la nuit, personnifiées par la lune, dont les lèvres blanches, implacables et glacées ne pouvaient être apaisées que par le sang chaud qui ruisselait sur ses autels. Ils recueillaient le sang dans des gobelets alors qu'il coulait le long des rigoles de pierre... ils les élevaient dans les airs... et les gobelets étaient rapidement vidés dans les airs par la déesse lointaine, comme si le sacrifice lui avait paru acceptable. »

« Mais comment savez-vous tout cela? » Thorway était abasourdi, au moins autant par l'air de son compagnon que par ses paroles. Morley, pensa-t-il, ressemblait moins que jamais à un Américain courant. Il se rappela, soudainement, à quel point les autochtones des divers archipels avaient accueilli Morley avec une étrange familiarité, sans la réserve et la méfiance qu'ils ressentaient généralement face aux autres hommes blancs. Ils avaient même mis Morley en garde contre les esprits protégeant les ruines - et ils n'avaient pas souvent ce genre d'attention pour les autres. C'était presque comme s'ils le considérait comme ayant une sorte de parenté avec eux. Thorway se posait des questions... mais manquait totalement d'imagination.

« Je vous le dis, je le sais », dit Morley, alors qu'il marchait de long en large devant l'autel. « J'ai vu... » Sa voix se réduisit à un murmure glacé, tandis que tous ses membres semblaient se raidir, et il s'immobilisa, comme sous l'effet d'une catalepsie momentanée. Son visage devint mortellement pâle, ses yeux s'immobilisèrent fixement. Puis, de ses lèvres rigides, il prononça les mots étranges « Rhalu muvasa than » d'un ton monotone et hiératique, comme une sorte d'invocation.

Morley fut incapable de dire ce qu'il avait ressenti et vu en cet instant. Il n'était plus ce lui-même qu'il connaissait; et l'homme qui se tenait à ses côtés n'était qu'un étranger sans importance. Mais il ne put se souvenir de rien par la suite - pas même des étranges vocables qu'il venait d'articuler. Peu importe ce qu'avait été son expérience mentale, elle avait été comme un rêve qui s'évapore instantanément lorsque l'on s'éveille. Le moment passé, l'extrême rigidité quitta ses membres et ses traits, et il se remit à déambuler.

Son confrère l'observait avec une stupeur légèrement teintée de pitié.

« Êtes-vous malade? Le soleil est très chaud aujourd'hui. Il faudrait être prudent. Peut-être devrions-nous mieux retourner au schooner. »

Morley acquiesça mécaniquement et suivit Thorway hors des ruines vers la plage, où le schooner qu'ils avaient employé pour leurs voyages était ancré dans un petit port, à moins de deux kilomètres de distance. Son esprit était plein de confusion et de ténèbres. Il ne ressentait plus les étranges émotions qui s'étaient emparées de lui auprès de l'autel, non plus qu'il n'arrivait à s'en souvenir qu'à peine. Pendant tout ce temps, il chercha à retrouver quelque chose qui se cachait juste au-delà des limites de la mémoire; quelque chose d'une importance vraiment capitale qu'il avait oublié depuis très, très longtemps.

Allongé sur une chaise longue de rotin, à l'abri d'un taud sur le pont du schooner, Morley revint à son état normal de conscience. Il se sentait assez disposé à accepter les insinuations de Thorway qu'il avait souffert d'une insolation parmi les ruines. Ses fantomatiques sensations, l'approche presque délirante d'un état de clairvoyance dénué de toute relation avec sa vie quotidienne, lui paraissaient à présent invraisemblables et irréelles. Dans un effort pour les chasser toutes, il entreprit de se rappeler mentalement tout le trajet investigateur qu'il avait entreprit et les événements des années qui l'avaient précédé.

Il se rappela de son mépris de jeunesse envers la pauvreté, de son désir pour la richesse et les loisirs qui seuls rendent possible la poursuite de toute chimère; et de son progrès lent mais qui devait aller s'accélérant lorsqu'il eut rassemblé un minimum de capital et qu'il eut fondé sa propre entreprise d'importateur de tapis d'Orient. Puis il se souvint du hasard grâce auquel il se découvrit un enthousiasme envers l'archéologie - la lecture d'un article illustré qui décrivait les vestiges anciens de l'Île de Pâques. L'insoluble mystère de ses reliques mal connues l'avait profondément ému, bien qu'il ne sût pas pourquoi; et il avait résolu d'aller les visiter un jour. La théorie d'un continent perdu dans le Pacifique exerçait sur lui une séduction presque intime et un charme plein d'imagination; elle devint sa chimère particulière, bien qu'il ne pût retracer jusqu'à leur origine psychique les sentiments à l'origine de cet intérêt. Il lut tout ce qu'il y avait moyen de se procurer sur le sujet; et dès que ses loisirs le lui permirent, il alla visiter l'Île de Pâques. Un an plus tard, il fut en mesure de laisser à jamais son affaire entre les mains d'un gestionnaire compétent. Il loua les services de Thorway, un archéologue professionnel possédant beaucoup d'expérience en Italie et en Asie Mineure, pour qu'il l'accompagne; et achetant un vieux schooner manoeuvré par un capitaine et un équipage suédois, il était parti pour son long et sinueux voyage parmi les îles.

Après avoir repassé tout cela en revue dans son esprit, Morley décida que le moment était venu de rentrer au pays. Il avait appris tout ce qui était vérifiable en ce qui concernait les mystérieuses ruines. L'étude l'avait fasciné comme rien ne l'avait jamais fasciné au cours de sa vie; mais pour une raison quelconque, sa santé commençait à s'altérer. Peut-être s'était-il consacré trop assidûment à son travail; les ruines l'avaient absorbé trop profondément. Il devait s'en éloigner, qu'il évite de voir se renouveler les sensations étranges et trompeuses dont il avait fait l'expérience. Il se rappela des superstitions des indigènes et se demanda si elles n'étaient pas basées malgré tout sur un fond de vérité; si des influences néfastes étaient attachées à ces pierres archaïques. Se pouvait-il que des fantômes reviennent d'un monde qui avait été englouti sous les flots depuis des âges immémoriaux? Bon sang, à certains moments, il s'était presque senti lui-même comme étant une sorte de revenant.

Il appela Thorway, qui se tenait près du bastingage, conversant avec l'un des matelots scandinaves.

« Je crois que nous en avons assez fait pour un voyage, Thorway », dit-il. « Nous lèverons l'ancre au matin et retournerons à San Francisco. »

Thorway fit peu d'efforts pour dissimuler son soulagement. Il ne considérait pas les îles polynésiennes comme un domaine de recherche particulièrement fructueux; les ruines étaient trop vieilles et trop fragmentaires, la période à laquelle elles remontaient était trop pleine de conjectures et cela ne l'intéressait pas beaucoup.

« J'approuve », répondit-il. « D'autant que, si vous me pardonnez ma franchise, je ne pense pas que le climat des mers du Sud soit d'une salubrité idéale. J'ai relevé des signes d'indisposition de votre part en quelques occasions ces derniers temps. »

Morley hocha la tête, acquiesçant avec lassitude. Il eût été impensable de faire part à Thorway de ses pensées et de ses émotions actuelles. L'homme manquait vraiment profondément d'imagination.

Il espérait seulement que Thorway ne le prit pas pour un fou - bien que, après tout, cela n'eut pas d'importance.

Le jour s'écoula; et les ténèbres pourpres et rapides de la tombée du jour furent interrompues par le lever d'une lune pleine qui inonda la mer et la terre d'un mercure chaud et éthéré. Tout au long du dîner, Morley demeura perdu dans de muettes réflexions; et Thorway fut discrètement volubile, mais ne fit aucune allusion à leur dernière découverte archéologique. Svensen, le capitaine, qui mangea avec eux, maintint une réticence monosyllabique, même après qu'il fut informé du projet de retour vers San Francisco. Après le repas, Morley s'excusa et retourna à sa chaise longue de rotin. Il n'y fut pas rejoint par Thorway, ce qui le soulagea quelque peu.

Le clair de lune avait toujours éveillé en Morley une émotion vague mais profonde. Tout comme les ruines l'avaient fait, il faisait surgir parmi les ombres de son esprit un million de pressentiments fantomatiques; et l'excitation qu'il ressentait alors n'était pas exempte d'une peur et d'une agitation énigmatiques, apparentées, peut-être, à la peur primitives des ténèbres elles-mêmes.

À présent, tandis qu'il contemplait la pleine lune des tropiques, il eut brusquement l'impression brutale et obsédante que l'orbe était plus grand, en quelque sorte, et sa lumière plus vive, qu'à l'accoutumée; comme ils auraient pu l'être en des âges où la Terre et la lune étaient beaucoup plus jeunes. Puis, il se sentit possédé par un doute troublant, par une inénarrable impression de dislocation et un brouillard pareil aux songes qui envahissait le monde autour de lui. Une vague de terreur s'abattit sur lui, et il sentit qu'il glissait irrémédiablement loin de toutes les choses familières. Puis, la terreur s'évanouit; aussi loin que ce qu'il avait perdu était éloigné et incroyable; et un monde de circonstances depuis longtemps oublié gagnait ou regagnait les teintes de la familiarité.

Que faisait-il donc, se demanda-t-il, sur ce curieux bateau? C'était la nuit du sacrifice à Rhalu, la déesse sélénite; et lui, Matla, devait jouer un rôle essentiel dans la cérémonie. Il devait se rendre au temple avant que la lune n'ait atteint le zénith au-dessus de la pierre de l'étoile. Et il ne lui restait plus qu'une heure avant le moment prévu.

Il se leva et promena autour de lui des regards interrogateurs. Le pont était désert, car il n'était pas nécessaire de monter la garde dans ce port tranquille. Svensen et son second étaient sans doute occupés à s'enivrer pour dormir; les marins jouaient à leurs éternels jeux de whist et de pedro; et Thorway était dans sa cabine, écrivant probablement une monographie non moins éternelle sur les tombes étrusques. Morley ne se souvenait de leur existence que d'une façon incroyablement ténue et distante.

D'une quelconque manière, il parvint à se rappeler qu'il existait une barque que lui et Thorway avaient utilisée lors de leurs visites sur l'île; et que cette barque était amarrée au côté du schooner. Avec une agilité et une souplesse dignes d'un indigène, il enjamba le bastingage et se retrouva bientôt en train de ramer silencieusement vers le rivage. Une centaine de mètres, un peu plus peut-être, et il se tenait sur le sable baigné de lune.

Déjà, il escaladait la colline couverte de bosquets de palmiers qui surplombait la plage et se dirigeait vers le temple. L'air était gorgé d'une chaleur primitive et pesante, et du parfum de fleurs et de fougères colossales inconnues des botanistes modernes. Il pouvait les voir se dresser de part et d'autre de son chemin avec leurs pétales et leurs frondes épais et archaïques, bien que de telles choses ne se furent plus élevées vers la lune depuis des temps immémoriaux. En arrivant au sommet de la colline, qui était le point culminant de l'île et d'où il avait vu la mer des deux côtés, il vit dans la lumière tamisée les lointaines étendues sans fin d'une plaine qui se déroulait doucement et des horizons sans la moindre mer qui brillaient des feux dorés de plusieurs cités. Et il connaissait les noms de ces cités et se rappelait la vie opulente de Mu, dont la prospérité avait été menacée ces derniers temps par des séismes et des éruptions volcaniques dignes de l'Atlantide. Ceux-ci, croyait-on, étaient dus à la colère de Rhalu, la déesse qui contrôlait les forces planétaires; et le sang humain était répandu sur tous ses autels afin d'apaiser la mystérieuse divinité.

Morley (ou Matla) aurait pu se souvenir d'un million de choses; il aurait pu se remémorer tous les événements simples mais étranges de son existence antérieure sur Mu, de même que toute la science et l'histoire du vaste continent. Mais il n'y avait guère de place dans son esprit pour autre chose que le drame qui devait se dérouler durant la nuit. Longtemps auparavant (combien de temps? il n'en était pas sûr), il avait été choisi parmi les gens de son peuple pour un honneur terrible; mais le cœur lui avait manqué avant le moment venu et il s'était enfui. Ce soir, par contre, il ne se déroberait pas. Une extase religieuse pleine de solennité, non dénuée de peur, guidait ses pas vers le temple de la déesse.

Tout en marchant, il prit conscience de la façon dont il était habillé et fut perplexe. Pourquoi était-il affublé de ces vêtements laids et malséants? Il se mit en devoir de les retirer l'un après l'autre et les jeta. La nudité était prescrite par la loi sacerdotale pour le rôle qu'il avait à jouer.

Il perçut bientôt autour de lui un murmure de voix aux voyelles douces et vit les robes multicolores ou la chair d'ambre luisante de formes qui passaient entre les plantes archaïques. Les prêtres et les fidèles étaient eux aussi en route vers le temple.

Son excitation crut, elle devint plus mystique et plus extatique alors qu'il approchait de sa destination. Son être tout entier était submergé par la crainte superstitieuse d'un homme ancien, par le respect épouvanté dû aux forces inconnues de la nature. Plein d'un émoi solennel, il leva les yeux vers la lune qui montait de plus en plus haut dans les cieux et vit dans son disque arrondi les traits d'une divinité à la fois bénigne et malfaisante.

Le temple lui apparaissait à présent, dominant de sa blancheur le haut de feuilles titanesques. Les murs n'étaient plus en ruines, les moellons qui en étaient tombés étaient de nouveau entièrement en place. Sa visite en cet endroit avec Thorway lui paraissait aussi lointaine qu'un fantasme fiévreux; mais d'autres visites qu'il avait faites durant sa vie en tant que Matla et des cérémonies des prêtres de Rhalu qu'il avait une fois contemplées étaient claires et fraîches dans sa mémoire. Il connaissait les visages qu'il allait voir et le rituel auquel il allait participer. Il pensait essentiellement par images; mais les mots d'un étrange vocabulaire étaient prêts à refaire surface dans sa mémoire; des phrases qui lui auraient paru être un inintelligible charabia une heure auparavant.

Au moment où il entrait dans le vaste temple à ciel ouvert, Matla se rendit compte qu'il était le point de mire de plusieurs centaines d'yeux. L'endroit était bondé de gens, dont les traits ronds étaient ceux d'un type pré-aryen; et plusieurs des visages lui étaient familiers. Mais en cet instant, ils formaient tous une parcelle d'une horreur mystique et étaient aussi terrifiants et obscurs que la nuit. Rien n'était clair devant lui, à l'exception d'une tranchée qui s'ouvrait dans la foule, laquelle menait à l'autel de pierre autour duquel les prêtres de Rhalu étaient réunis et au-dessus duquel Rhalu elle-même, presque à la verticale, y plongeait son regard dans une splendeur implacable et glacée.

Il s'avança d'une démarche ferme. Les prêtres, qui étaient vêtus du pourpre et du jaune lunaires, le reçurent dans un silence impassible. Les comptant, il constata qu'ils n'étaient que six au lieu des septs habituels. L'un d'entre eux portait une grande coupe évasée; mais le septième, dont la main lèverait le long couteau incurvé fait de quelque métal cuivré, n'était pas encore arrivé.

Thorway trouva curieusement difficile de s'appliquer à la monographie à moitié écrite sur les tombes étrusques. Une agitation obscure et exaspérante le contraignit finalement à abandonner sa sollicitation envers la muse réticente de l'archéologie. Dans un état d'irritation constamment croissante, appelant de tous ses voeux la fin de ce voyage ennuyeux et stérile, il sortit sur le pont.

La lumière de la lune l'éblouit un instant de son éclat surnaturel et il ne remarqua pas tout de suite que la chaise longue de rotin était vide. Lorsqu'il vit que Morley s'en était allé, il ressentit un mélange particulier d'inquiétude et d'agacement. Il était certain que Morley n'était pas retourné à sa cabine. Se dirigeant vers le côté du schooner qui faisait face au rivage, il constata sans grande surprise que la barque avait disparu. Morley devait s'être rendu à terre afin de s'offrir une visite du temple en ruines au clair de lune; et Thorway fronça lourdement les sourcils devant cette nouvelle évidence présomptive de l'excentricité et de l'aberration mentale de son employeur. Un sentiment inaccoutumé de responsabilité, profonde et solennelle, s'agita en lui. Il lui semblait entendre une injonction intérieure, une voix à demi familière, qui lui ordonnait de prendre soin de Morley. Cet intérêt malsain et exorbitant pour un passé plus que problématique devait être découragé ou au moins supervisé.

Très rapidement, il décida de ce qu'il devait faire. Descendant vers les quartiers, il tira deux marins suédois de leur partie de pedro et leur ordonna de le conduire à terre à bord du dinghy. Alors qu'ils approchaient de la plage, la barque employée par Morley devint pleinement visible dans l'ombre lisse d'un bouquet de palmiers penchés vers la mer.

Sans leur donner la moindre explication de son but de se rendre à terre, Thorway ordonna aux marins de retourner au navire. Puis, s'engageant sur un sentier très net qui menait vers le temple, il se mit à gravir la pente de l'île.

Peu à peu, à mesure qu'il progressait, il prit conscience d'une étrange différence dans la végétation. Quelles étaient ces fougères monstrueuses et ces fleurs d'apparence primitive autour de lui? Il ne pouvait s'agir que d'un tour bizarre joué par la clarté lunaire, déformant les palmiers et les arbustes familiers. Il n'avait rien vu de tout cela pendant ses visites diurnes, et de telles formes étaient de toute manière impossibles. Puis, progressivement, il fut saisi d'un doute et d'une perplexité terribles. Il éprouvait l'ineffable sensation horrifiante de passer au-delà de son propre être, au-delà de tout ce qu'il connaissait de légitime et de vérifiable. Des pensées fantastiques, inexprimables, des impulsions étrangères et anormales l'assaillaient en foule à partir de l'éclat ensorceleur de la lune rayonnante. Il frissonna devant des souvenirs répugnants mais persistants qui ne lui appartenaient pas, devant l'affreuse coercition d'un ordre incroyable. Qu'est-ce qui sur terre était en train de le posséder? Était-il en train de perdre la raison comme Morley? La lune inondée de lumière lunaire ressemblait à quelque abîme insondable d'un fantasme cauchemardesque dans lequel il s'enfonçait avec une terreur cauchemardesque.

Il s'efforça de retrouver son bon sens inaltérable et matérialiste, sa confiance dans la littéralité sécuritaire des choses. Puis, soudainement et sans surprise, il cessa d'être Thorway.

Il connut le but véritable qui l'avait fait descendre à terre - le rite solennel dans lequel il devait jouer un rôle affreux mais nécessaire. L'heure prescrite était proche - les fidèles, le sacrifice et les six autres prêtres attendaient son arrivée au temple immémorial de Rhalu.

Sans l'assistance d'aucun des prêtres, Matla s'était étendu sur l'autel froid. Depuis combien de temps y demeurait-il dans l'expectative, il ne pouvait le dire. Mais, enfin, à l'agitation et aux murmures bruissants de la foule, il sut que le septième prêtre était arrivé.

Toute crainte l'avait abandonné, comme s'il avait déjà dépassé le cap de la douleur et de la souffrance terrestres. Mais il sut avec une précision aussi réelle que la vision et les sensations physiques l'usage qui serait fait du couteau cuivré et de la coupe d'argent.

Il regardait fixement les cieux blafards et vit indistinctement, avec des yeux plongés dans le lointain, le visage du septième prêtre qui se penchait vers lui. La figure était doublement familière... mais il avait oublié quelque chose. Il ne chercha pas à se souvenir. Déjà, il lui semblait que la lune blanche se rapprochait, qu'elle descendait de son trône céleste pour boire le sacrifice tant attendu. Sa lumière l'aveugla d'une brillance fulgurante et surnaturelle; mais il vit faiblement l'éclair du couteau plongeant avant qu'il ne plonge dans son cœur. Il y eut un instant de douleur insoutenable qui lui traversa le corps à plusieurs reprises, comme si tous ses tissus se confondaient en un profond abysse. Puis une obscurité soudaine s'empara des cieux et voila le visage de Rhalu; et toutes les choses; y compris la douleur, furent effacées pour Matla par les brumes noires d'un néant éternel.

Le lendemain matin, Svensen et ses marins attendirent patiemment le retour de Morley et de Thorway de l'île. Quand vint l'après-midi et que les deux hommes étaient toujours absents, Svensen décida qu'il était temps de partir à leur recherche.

Il avait reçu l'ordre de lever l'ancre pour San Francisco ce jour-là; mais il ne pouvait tout de même pas s'en aller sans Thorway et Morley.

En compagnie d'un des membres de son équipage, il rama vers la plage et escalada la colline en direction des ruines. Le temple sans toit était vide, mis à part les plantes qui avaient pris racine dans les fentes du dallage. En cherchant les deux archéologues, Svensen et le marin furent arrachés à leur flegme par des taches de sang fraîchement séché qui maculaient la grande rigole de la grande pierre de l'autel.

Ils firent appel au reste de l'équipage. Une journée entière de recherches sur la petite île n'apporta toutefois aucun résultat. Les indigènes ne savaient rien de Morley et de Thorway et manifestaient une curieuse réticence à avouer leur ignorance. À supposer même que les deux archéologues eussent le désir de se cacher, il n'y avait aucun endroit où ils eussent pu le faire. Svensen et ses hommes abandonnèrent la partie. S'ils avaient eu de l'imagination, peut-être leur aurait-il semblé que Morley et Thorway avaient disparu, corps et âme, dans le passé.

English original: Une offrande à la lune (An Offering to the Moon)

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